jeudi 16 octobre 2014

Faux débat américain sur l'immigration

Dans le numéro de septembre de la revue Extra! de l'association Fairness and Accuracy in Reporting, on apprend qu'un débat houleux oppose les Démocrates et les Républicains américains sur l'augmentation massive d'arrivées illégales (via le Mexique) d'enfants immigrés d'Amérique centrale.

Pour les Républicains, ces masses d'enfants sont attirées par les récentes modifications de la législation du gouvernement fédéral Démocrate, jugées « laxistes », qui permettent à ces mineurs de ne pas être renvoyés dans leur pays. Pour Laura Carlsen, du Americas Program of the Center of International Policy, l'argument est pourtant plus que douteux :
Le Haut Commissaire pour les réfugiés a publié un rapport comprenant 400 interviews, et nous avons pris contact avec les camps de réfugiés ici au Mexique, qui sont pour la plupart gérés par l'Eglise catholique. Parmi les centaines de personnes qui arrivent ici chaque jour, presque personne n'a perçu de changement dans la politique migratoire des Etats-Unis.
Pour expliquer le phénomène, les Démocrates, et particulièrement la Maison-Blanche, évoquent au contraire la violence et la pauvreté dans les pays d'origine des migrants. Une explication plus cohérente, mais qui fait l'impasse sur un élément important :
Parmi les éléments que presque tous les réfugiés citent, on retrouve les conditions de vie absolument insupportables dans leur pays d'origine. Quelques médias en ont parlé, mais ce qu'aucun n'a évoqué, c'est en quoi les politiques américaines ont contribué aux conditions de vie presque impossibles au Honduras, tout particulièrement, mais aussi au Guatemala et au Salvador. (...)
Prenons l'exemple du Honduras, qui est important car c'est là qu'on observe les plus grands mouvements de population. Il est impossible de ne pas relever l'importance du coup d'Etat de 2009, (...) qui a reçu le soutien des Etats-Unis. Il n'a jamais été lancé de procédure visant à punir la façon dont la constitution a été totalement violée par ce putsch militaire, et ses responsables criminels n'ont pas été poursuivis.
Dans ce contexte d'impunité totale, nous avons assisté à un effondrement des institutions de l'Etat, ce qui a mécaniquement profité aux cartels. Les Etats-Unis doivent assumer leur responsabilité. 
En effet, la politique américaine dans la région est un scandale au long cours. Sous le mandat du président Ronald Reagan notamment, les Etats-Unis ont systématiquement soutenu (si ce n'est directement installé) les dictatures militaires du Honduras, du Guatemala et du Salvador, qui comptent parmi  les plus sanglantes de l'histoire moderne. Ces pays ont en outre été inondés d'armes, et ont vu leur développement social et politique s'interrompre durablement. 

Ronald Reagan (à droite) en compagnie du dictateur génocidaire guatémaltèque Efraín Ríos Montt.

Il est intéressant de noter l'absence du Nicaragua parmi les pays subissant une immigration infantile importante vers les Etats-Unis. Le développement du pays a en effet pris une trajectoire très différente de ses voisins septentrionaux, lorsque la Révolution sandiniste mis fin au régime despotique de Somoza (soutenu, sans surprise, par les Etats-Unis). 

Washington fit payer très cher l'affront aux Nicaraguayens, en apportant un soutien financier et militaire aux contras, des groupes armés anti-sandinistes. L'intellectuel Noam Chomsky raconte l'épisode dans Autopsie des terrorismes :
Il y a eu des dizaines de milliers de morts. Le pays a été presque entièrement détruit. Cet attentat terroriste international s'est accompagné d'une guerre économique dévastatrice, qu'un petit pays, isolé par une superpuissance vindicative et cruelle pouvait difficilement supporter (...). Mais les Nicaraguayens n'ont pas répliqué en lançant des bombes sur Washington. Ils sont allés devant la Cour internationale de justice, qui a statué en leur faveur, ordonnant aux Etats-Unis de cesser leur action et de payer des réparations importantes. Les Etats-Unis ont rejeté la décision du tribunal avec mépris, et aussitôt intensifié leurs attaques. Le Nicaragua est donc allé devant le Conseil de sécurité de l'ONU, qui a alors proposé une résolution appelant les Etats à respecter le droit international. Les Etats-Unis ont été les seuls à y opposer leur veto. Le Nicaragua a ensuite présenté son cas à l'Assemblée générale de l'ONU, qui a voté une résolution similaire, laquelle a été adoptée à la majorité, tandis que les Etats-Unis et Israël ont voté contre deux années de suite (rejoints une fois par le Salvador). (...)
Les Etats Unis sont les seuls, en tant que pays, à avoir été condamnés pour terrorisme international par la Cour internationale de justice et les seuls à avoir rejeté une résolution du Conseil de sécurité qui appelait les Etats à observer les lois internationales.
Malgré les crimes des Etats-Unis, le choix du Nicaragua a porté ses fruits : le pays, s'il est aussi pauvre que ses voisins, est bien moins violent.

Notons tout de même que nos médias nationaux (tels que L'Express, RFI, Le Figaro ou encore France 24) n'ont pas été capable non plus de contextualiser un minimum le sujet, en pointant la responsabilité américaine sur le sujet.

Comme l'explique Noam Chomsky, « ces faits ont été complètement effacés de l’histoire. Il faudrait quasiment les crier sur tous les toits ».

Jérémie Fabre

Sources utilisées :

• CounterSpin interview, « Laura Carlsen on the crisis of refugee children : ‘A Chain of Desperation’ », Extra!, vol. 27, n° 8, septembre 2014.

• Noam Chomsky, Autopsie des terrorismes, Agone, 2011.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire