vendredi 24 octobre 2014

Sur les forums en ligne : bataille pour et par la jeunesse politisée

En juillet 2014, l'association des Amis du Monde diplomatique organisait un concours d'articles pour les étudiants, dont le gagnant devait être publié dans l'édition de novembre 2014 du journal. L'article gagnant est « La prison hors les murs : l'alternative oubliée » de Sarah Perrussel et Léa Ducré, à qui je transmets toutes mes félicitations. Voici, ci-dessous, ma contribution à ce concours. Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont pris la peine de répondre à mes questions (ils se reconnaîtront), sans qui rien n'aurait été possible.

Parmi ses critiques du documentaire Les Nouveaux Chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, l’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert a, contre toute attente, soulevé un point intéressant : « Il y a quand même une réalité numérique complètement dingue, il y a des trucs qui existent qui sont extrêmement puissants. Par exemple du côté d’Alain Soral, on n’aime pas en parler, évidemment, parce que ça nous gêne tous, mais c’est énorme et ça ne se voit pas. (…) Les sensibilités différentes, on les retrouve sur Internet. (…) Quelqu’un de critique, avec rien, peut s’exprimer, peut se développer, peut avoir un impact considérable. (…) On fait comme si on était dans les années 1960 ou 1950, avec des grands journaux qui décident du haut de leur magistère. Ces grands journaux ils ont tous d’énormes problèmes, ils sont en difficulté (1). »

Le classement des sites Internet français produit par Alexa.com (2) réserve en effet quelques surprises. On y voit notamment le site Egalité et Réconciliation d’Alain Soral (207e) dépasser de plus de quarante places celui de La Tribune (250e) ou de Mediapart (259e). Déjà fort médiatisé (3) , cet exemple est cependant battu à plate couture par une autre forme bien plus discrète de politisation en ligne : les forums de discussion.

C’est à la 23e place, soit quelques places seulement derrière les meneurs de l’information française en ligne que sont Le Monde (14e), L’Équipe (15e) et Le Figaro (16e), qu’on trouve le plus populaire des sites de forums de discussion francophones : Jeuxvideo.com.

« Un nid de guêpes »

Pour M. Gwendal Lerat, gestionnaire de communauté pour le site, « les forums sont une source de trafic majeure pour Jeuxvideo.com, puisque c'est actuellement la rubrique la plus consultée. » Si les espaces de discussions générales ou touchant au jeu vidéo y sont fondamentaux, « on parle tout de même de plusieurs milliers de messages par jour, sur la grosse dizaine de forums qui traitent de sujets sérieux, le plus populaire étant le forum Actualités. »

Ce succès n’a pas échappé aux partis politiques. « Je fais beaucoup de propagande politique car j'ai très vite compris le potentiel immense d'Internet pour faire passer nos idées à moindre frais, confie un usager régulier du forum, encarté au Front national (FN), les forums bla-bla sont considérés comme les plus actifs de France avec une population jeune, l'endroit idéal pour tracter virtuellement. » En mars 2014, le magazine GQ relevait les propos de David Rachline, chargé de la campagne du FN sur Internet : « On a une équipe de vingt bénévoles qui participent activement aux discussions politiques sur les forums comme Jeuxvideo.com ou le Figaro.fr. Ils ne sont pas directement sous notre autorité mais portent notre parole ».

Si, pour M. Lerat, il s’agit d’un « phénomène minoritaire (…) ayant peu de chance de fonctionner », un modérateur bénévole préfère parler de « nid de guêpes » dont personne ne voudrait vraiment avoir à s'occuper. « On se rend bien compte qu'il y a des enjeux qui dépassent largement la "modération d'un forum Internet" et que les noyaux durs de ces groupes extrémistes (très variés, j'insiste là-dessus) ont trop à perdre pour laisser un "simple modérateur" leur mettre des bâtons dans les roues dans un vivier aussi fertile idéologiquement ».  Harcèlement, menaces d'agression, menaces de mort, « la seule chose à faire c'est de déposer une main courante et laisser les gens passer à autre chose. »

Les modérateurs des espaces de discussion en ligne sont généralement des usagers comme les autres mais volontaires, désignés par l’administration après un vote de la communauté, afin de « passer un coup de balai ». Il s’agit donc dans l’immense majorité de bénévoles, un statut qui peut impliquer un turnover important. Certains « acceptent la modération pour "voir" ou pour s'amuser, généralement ils ne restent pas actifs bien longtemps, ils finissent par se lasser et abandonner face aux diverses pressions que nous pouvons subir. » Ce système permet cependant une certaine liberté, comme le rappelle M. Lerat : « c'est aussi ce qui permet à chaque forum d'affirmer sa "ligne éditoriale" en fonction de ce que souhaite la communauté, notamment par le choix de leur règlement. »

« Ce pays n’a jamais été aussi à droite »

Il suffit de parcourir quelques heures les différents forums d’actualités sur la Toile francophone pour se rendre compte de la forte domination quantitative de la droite nationaliste et réactionnaire. Un constat partagé avec contentement par un usager se réclamant de cette dernière, qui juge son point de vue « largement majoritaire sur Internet, largement sous-représenté en comparaison dans les médias généralistes. (…) au-delà d’Internet, toute la France se rapproche des idées réactionnaires. Ce pays n’a jamais été aussi à droite. »

Le rejet des médias institutionnels est patent sur les forums d’actualités en ligne, fonctionnant comme des revues de presse. Et pas seulement à l’extrême droite. « Bourrés aux subventions, en crise, en grande partie possédés par des capitaux privés ; je n’ai guère confiance en la "propagande officielle" », s’exclame un usager se réclamant de l’anarchisme. Pour un autre utilisateur,  le système médiatique « est là pour aiguiller les esprits. Il tient le rôle que le clergé a tenu durant les siècles de domination aristocratique. » Dans « les milieux nationalistes, on les appelle les "merdias" », ajoute le militant FN.  Quand on leur demande quelles sont leurs sources d’information, une seule réponse fait largement consensus : « Internet ».

Ce désaveu des médias est encore plus sensible parmi les usagers proches d’Alain Soral, si bien qu’ils refusent systématiquement d’être approchés par un journaliste. Une attitude qui tranche clairement avec celle des sympathisants du FN, qui ont tous répondu avec enthousiasme. La défiance vis-à-vis des médias institutionnels, totale du côté d’Egalité et Réconciliation, est très intéressée du côté du FN. Il y a donc plus qu’une simple « nuance de brun » entre ces deux groupes, tous deux classés à l’extrême droite.

Autre groupe très présent sur les forums de discussion en ligne : les libéraux. Sans surprise, ces derniers sont à peu de chose près les seuls satisfaits de la politique de M. Manuel Valls (qui devrait « faire du Renzi (4) », selon un usager libéral), de l’Union européenne (« une bonne chose, car elle garantit un marché libre, intégré, concurrentiel et a fait sauter nombre de corporations, [privilégiant] le droit sur la politique ») ou encore des sondages, qui « reflètent souvent bien l'état de l'opinion française ». Les libéraux se réfèrent constamment au site Contrepoints.org, hébergeant des articles aussi enrichissants que « "les OGM sont un bienfait pour l’humanité" », « Le PS français enfin en train de faire son aggiornamento ? » ou trouvant trop conciliant avec le gouvernement français les conclusions d’un rapport de la Heritage Foundation (5).

« Un mode de pensée particulier à Internet »

Si certains groupes politiques et idéologiques sont omniprésents sur les espaces de discussion en ligne, leur domination semble avoir des limites. « Un forum de discussion est régit par une sorte de sélection naturelle, explique M. Lerat. Un sujet de discussion ne pourra s'alimenter que si les internautes trouvent un intérêt à y répondre. Or, une personne souhaitant imposer une vision – et ce quelle que soit la cause défendue – sera très rapidement mise de côté, voire moquée ». Mais quid de l’omniprésence de faits divers décontextualisés sur ces forums fonctionnant comme des revues de presse ? Peut-on vraiment balayer leur impact sur une jeunesse souvent en plein processus de politisation, alors qu’ils sont déjà en augmentation constante dans les médias institutionnels (6) ?

Pour un modérateur d’un forum d’actualités, les usagers fréquentent ces derniers quotidiennement « parce qu'ils sont dans la "chicane" (…), ils aiment le conflit et la contradiction (…), certains développent un voyeurisme malsain ou certaines monomanies, on est très loin du forumeur lambda qui a des centres d'intérêts "normaux". Quand vous voyez une belle collection de faits divers ayant pour thématique les violences sexuelles, tous postés par le même pseudo évidemment, vous vous demandez un petit peu quel est son intérêt. (…) Ceux qui restent ne sont pas forcément les plus honnêtes. » Pire encore, « on tombe vraiment très bas quand on constate que certains se font violence eux-mêmes juste pour tenter de se faire passer pour des victimes par la suite, il y a eu quelques cas comme ça d'individus alimentant plusieurs pages et s'insultant eux-mêmes avant de se répondre sous d'autres pseudos. (…) On ne le répètera jamais assez, sur Internet les gens ne sont pas forcément ce qu'ils disent être. »

A l’opposé de cette vision catastrophiste, des usagers des forums d’actualités en ligne  y voient « un espace de partage, de débat et d’expression à la portée de tous », où on « prend plaisir à se confronter, mais aussi à partager des arguments construits entre forumeurs. » Si bien que, pour un autre utilisateur, « on finit par adopter un mode de pensée particulier à Internet et on retrouve donc souvent ses propres conclusions dans des posts écrits par d'autres. » Le constat est sans appel : « la liberté d'opinion sur les forums de discussion en ligne, et sur Internet en général, est beaucoup plus présente que dans le monde réel. »

Un optimisme des habitués qui s’accommode de l’intense propagande des groupes les plus motivés (qu’ils soient nationalistes, réactionnaires, libéraux, sionistes, antisionistes, islamistes…) et de la piètre qualité générale des débats (« souvent, on est plus dans du débat de comptoir de PMU  que dans du vrai débat enrichissant »), comme s’il s’agissait du prix de la liberté.

La plupart des utilisateurs des espaces de discussion politique y sont arrivés via d’autres forums hébergés sur les mêmes sites, mais traitant de sujets plus légers, comme le cinéma, le jeu vidéo, la musique, le sport… « Je me suis connecté pour la première fois sur ce site début 2010, pour parler de football (…). Après 4 ans ici je discute surtout de politique et d’actualités. »

Ces forums brassent une population jeune et en pleine politisation, à la recherche du meilleur moyen de s’informer et de débattre à l’heure d’Internet et de la défiance généralisée à l’égard des politiques et des médias. Une nouvelle forme de « cyber militants » s’y déploie, bien souvent au risque de « confondre les personnes qu’ils peuvent contacter le plus commodément avec celles qui auraient le plus intérêt à rejoindre leur combat (7) ». Ces espaces en ligne constituent de fait un laboratoire de la jeunesse politisée francophone, un aperçu des rapports de force à venir ; où la gauche peine d’autant plus à se faire entendre qu’un de ses supposés représentants est au pouvoir.

« En fait, je trouve que les forums (…) reflètent très bien la dégradation du débat public et politique, le manque de réflexion et de perspective des intervenants, ainsi qu’une communautarisation de la France, confie un usager se définissant comme réactionnaire. Nous sommes des témoins privilégiés de l’éclatement de la France et des prémices de la guerre civile. »

Jérémie Fabre



(1) « Médias, politiques, le même discrédit ? », LCP, 4 mai 2014.

(2) Basé sur la moyenne journalière de visiteurs et de pages vues dans le dernier mois, consulté en juillet 2014.

(3) Lire : Evelyne Pieiller, « Les embrouilles idéologiques de l’extrême droite », Le Monde diplomatique, octobre 2013.

(4) Lire : Raffaele Laudani, « Matteo Renzi, un certain goût pour la casse », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

(5) Lire : Serge Halimi, « Les "boîtes à idées" de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995.

(6) Voir « Les faits divers dans les JT : toujours plus », INA Stat n°30, juin 2013.

(7) Lire : Serge Halimi, « Internet, entre émancipation et marchandisation », Manière de voir, n°122, avril-mai 2012.

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