mardi 6 mai 2014

« L'opinion, ça se travaille » aussi en Ukraine

Le 2 mai, à Odessa en Ukraine, des manifestants russophones cernés par des partisans du régime de Kiev se sont réfugiés dans la maison des syndicats. Cette dernière est alors barricadée et incendiée. Une quarantaine de morts sont à déplorer, tués par l'incendie, mais aussi, selon certaines sources, sauvagement achevés à terre après avoir sauté depuis les étages du bâtiment en flammes.

Que ce serait-il passé, si ces exactions monstrueuses avaient été commises par des partisans russophones de l'ancien régime ukrainien ?

Jack Dion, pour Marianne, y répond :
L’émotion aurait été à son comble dans les capitales occidentales. Les gouvernements auraient crié au meurtre de masse commis par des sbires de Ianoukovitch. Ils y auraient vu la preuve manifeste de mœurs barbares dans une ville si près de l’Union européenne, à quelques heures de vol de Paris. Des intellectuels de renom auraient aussitôt pris l’avion pour Kiev afin de crier leur solidarité. BHL aurait déjà choisi sa chemise blanche spécial média. Des pétitions circuleraient. L’Europe condamnerait. Laurent Fabius invoquerait les valeurs universelles bafouées.

Et là ? Rien, ou presque. Pas de protestations, pas de dénonciations, pas d’admonestations, si ce n’est à l’égard de… Moscou.
Cet article met parfaitement en évidence l'ethnocentrisme et la partialité des médias français dans le conflit ukrainien.

Ce choix clair entre victimes dignes et indignes d'intérêt (tel qu'analysé par Noam Chomsky et Edward Herman dans La Fabrication du Consentement) rappelle fortement le cas du Kosovo en 1999. A l'époque, comme le rappelle l'indispensable livre de Serge Halimi et Dominique Vidal « L'opinion, ça se travaille », les médias américains et européens (et tout particulièrement les médias français), après avoir relayé des rumeurs infondées de nettoyage ethnique - voir de génocide - des militaires Serbes contre les Kosovars albanais, avaient systématiquement couvert les bavures et les crimes de guerre commis par l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) contre les populations civiles serbes. Un deux poids deux mesures répété depuis en Afghanistan, en Irak, et même en Libye il y a trois ans.

Le cas du Kosovo reste intéressant à plus d'un titre. En effet, la « coalition » de l'OTAN, après avoir saboté méthodiquement toute solution diplomatique au conflit, après être passé outre toute décision multilatérale de l'Organisation des Nations unies (ONU), après avoir bombardé les populations civiles serbes dans l'espoir qu'elles se retournent contre leur président (se rendant au passage coupable de crimes de guerre au regard des conventions de Genève), et enfumé des médias occidentaux complices et/ou incompétents ; l'OTAN a alors reconnu l'indépendance autoproclamée du Kosovo en février 2008. A côté de ce passage en force meurtrier et illégal, le référendum de mars 2014 ayant abouti au rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie fait figure d'amateurisme petit bras. Ce qui n'a pas empêché la réaction indignée de la plupart des médias français, comme évoqué dans un article précédent.

Des passe-droits qui ne passent plus

C'est là un des arguments les plus forts de la Russie dans son intransigeance en Ukraine : elle n'entend pas risquer ses intérêts géopolitiques perçus comme les plus vitaux  pour les beaux yeux de règles internationales que l'OTAN se permet de violer régulièrement.

D'autant plus qu'elle est loin d'être la seule à critiquer ce deux poids deux mesure des occidentaux,  puisque c'est l'un des points communs de la diplomatie des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud).  En effet, comme expliqué dans le n° 20 des Grands dossiers de la revue Diplomatie :
Créé en Russie en 2009, ce groupe des grandes puissances émergentes est considéré comme le principal contrepoids au G8. Bien que n'ayant pas encore une réelle politique étrangère commune (...) les Etats membres partagent certains objectifs : défense du concept de souveraineté nationale, refondation des organisations internationales (Conseil de sécurité de l'ONU, FMI, Banque mondiale), indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, non-reconnaissance du Kosovo, opposition à l'intervention armée en Libye et à toute livraison d'armes aux rebelles syriens.
S'il peut paraître étonnant de voir des démocraties telles que le Brésil, l'Inde ou l'Afrique du sud partager autant de points communs en politique étrangère dans l'opposition aux Etats-Unis (et donc à l'OTAN) avec la Russie et la Chine, cela confirme bien l'ethnocentrisme occidental. Une grande partie du monde est fatiguée de l'ingérence et des « guerres justes » occidentales, un fait que les médias français ne relaient guère.

Comme le conclut Jack Dion :
Ceux qui se moquent de l’embrigadement médiatique à Moscou feraient mieux de balayer devant leur porte. 
Jérémie Fabre

Sources utilisées :

• Olivier Berruyer, « [Odessa] Sans commentaires, à ce stade… », http://www.les-crises.fr/, 5 mai 2014.


• Noam Chomsky et Edward Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008. (Présentation par Acrimed)

• Serge Halimi, Dominique Vidal et Henri Maler, « L’opinion, ça se travaille ». Les médias et les « guerres justes », Agone, 2006. (Présentation par Acrimed)

• Philippe Leymarie, « "Elargissement des cibles" en Libye », Défense en ligne, Les blogs du diplo, 18 mai 2011.

• Noam Chomsky, « Au Kosovo, il y avait une autre solution », Le Monde diplomatique, mars 2000.

• Serge Halimi et Dominique Vidal, « Médias et désinformation », Le Monde diplomatique, mars 2000.

Diplomatie, Les Grands dossiers, n° 20, « Géopolitique de la Chine », p. 40.

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