samedi 26 avril 2014

« Mais où s'arrêtera Poutine ? »

Cette question hante les médias français, Libération et Direct Matin n'étant que les exemples les plus caricaturaux. Cette obsession antirusse, telle qu'analysée par Olivier Zajec dans Le Monde diplomatique d'avril, est aisément critiquable. Il suffit pour cela de prendre un minimum de recul historique et géographique.

L'« erreur fatale » de l'OTAN

Lorsque l’URSS s’effondra en 1991, le Pacte de Varsovie (qui liait militairement ses Etats membres), fut dissout. L'existence de ce Pacte et le contexte de Guerre froide étant la raison d'être de l'OTAN, il aurait fait sens qu'elle soit elle aussi dissoute. 
Cette position russe est connue et bien comprise à Washington quand bien même elle n’entraîne pas d’assouplissement de la position des Etats-Unis. Elle est d’autant mieux comprise qu’en 1990, James Baker avait affirmé à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas. Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères a, à plusieurs reprises, confirmé l’existence de cette promesse, une promesse non tenue. George Kennan, le père de la doctrine du containment de 1947 s’est souvent et longuement exprimé sur la question de la relation de l’OTAN avec la Russie pour conseiller instamment de ne pas étendre l’OTAN, de ne pas exclure la Russie du nouvel ordre euro-atlantique post - Guerre froide. Cinquante ans après l’énoncé du containment, George Kennan prend la plume et écrit pour le New York Times du 5 février 1997 que l’élargissement de l’OTAN est une erreur fatale. Pourquoi ? Parce que « cette extension ne manquera pas d’enflammer les tendances nationalistes et anti-occidentales et militaristes au sein de l’opinion russe ; qu’elle contrariera le développement de la démocratie en Russie ; qu’elle restaurera l’atmosphère de Guerre froide dans les relations Est-Ouest ; qu’elle poussera la politique étrangère russe dans des directions qu’à coup sûr nous n’apprécions pas… » expose Kennan.
Ces propos, relevés par Catherine Durandin pour diploweb.com, semblent largement prophétiques dans le contexte ukrainien actuel.

Brisant les promesses faites à la Russie, l'OTAN s'est progressivement étendu à la quasi-totalité des pays de l'ex-bloc communiste en Europe. Si bien qu'avec les perspectives de candidatures géorgienne, mais surtout ukrainienne, l'OTAN se retrouve aux portes de la Russie, menaçant directement des intérêts perçus comme vitaux par les Russes, suivant la doctrine de « l'étranger proche ». Une simple carte permet de prendre la mesure de cette extension.

L'extension de l'OTAN de 1949 à aujourd'hui, Le Monde

L'UE dans les pas de l'OTAN

A cette extension militaire s'ajoute un deuxième motif d'inquiétude de la part de la Fédération de Russie : l'extension de l'Union européenne en Europe de l'est. Depuis 2009, avec le Partenariat oriental conclu avec l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine et la Biélorussie, l'UE est elle aussi aux porte de la Russie. Ce partenariat a en effet pour objectif de lier économiquement ces pays avec l'UE (économie de marché, « bonne gouvernance »...), ce qui a mécaniquement pour effet de menacer les intérêts économiques russes. De plus, l'UE a employé les grands moyens pour favoriser ses projets, par l'intermédiaire de la Banque européenne pour la reconstruction et pour le développement (BERD), et la Banque européenne d'investissement (BEI), deux institutions dont l'objectif initial était... de soutenir les pays d'Europe de l'est dans leur candidature à l'Union européenne !

Le Partenariat oriental de l'UE (en orange), Wikipedia.org
A ce partenariat s'ajoutent des accords d'association accompagnés de négociations sur des accords de libre échange, dans une logique d'intégration progressive au marché européen. Des accords de libre-échange ont ainsi été paraphés lors du sommet de Vilnius avec la Moldavie et la Géorgie, en attendant leur signature définitive cette année.

Cette politique de voisinage doit officiellement contribuer à stabiliser l'Europe. Le résultat est édifiant, comme le montre bien la catastrophe ukrainienne. A propos de ce cocktail OTAN/UE, Anne-Cécile Robert souligne dans Le Monde diplomatique d'avril que « plongée depuis sa naissance dans le grand bain atlantique, désormais entendu "au sens large", l’Union pénètre le limes russe avec la légèreté de l’éléphant et le regard perçant de la taupe. »

Dans la droite ligne des merveilleux ajustements structurels des années 1990, l'aide économique de l'UE aux futurs pays intégrés s'accompagne de contraintes de libéralisation, de privatisation, et de dérégulation de l'économie, comme le montre l'exemple des évangélistes de Bruxelles dans les campagnes roumaines, et autres « agents d’européanisation ». Les événements dramatiques d'Ukraine s'apparentent ainsi à la substitution d’une oligarchie à une autre.

Conclusion

Si l'intérêt américain d'une confrontation entre Russie et Europe occidentale est évident, l'intérêt pour cette dernière (et donc pour la France) est plus qu'incertain. La Russie est de facto européenne et il est dangereux de s'aliéner un acteur aussi important de la vie internationale, une grande puissance énergétique et militaire, pour les beaux yeux d'une alliance atlantique aussi asymétrique que peu légitime. Une alliance qui coûte particulièrement cher à la France, comme évoqué dans un article précédent.

De plus, comme l'expliquait Anne-Cécile Robert en avril sur le plateau de Là bas si j'y suis sur France Inter, « ce qu'il se passe en Ukraine a très peu à voir avec Vladimir Poutine, cela a à voir avec la Russie. Ce serait un autre dirigeant que Vladimir Poutine, on aurait le même problème. Les intérêts géopolitique de la Russie sont une donnée à prendre en compte. Depuis vingt ans, les Russes subissent une recomposition géopolitique. On a redécoupé les frontières, il y a eu l'éclatement de la Yougoslavie, l'éclatement de la Tchécoslovaquie... Et finalement, quand on regarde, le monde atlantique, dont l'Union européenne est un prolongement, est arrivé aux portes de la Russie (...) ce qui ne peut être que mal vécu par Moscou. » Si l'on rajoute à ces inquiétudes légitimes les provocations du nouveau gouvernement ukrainien (dont la première action une fois au pouvoir fut de supprimer la langue russe comme deuxième langue officielle du pays), et les sanctions occidentales contre l'économie russe au moindre signe de résistance de sa part, on obtient une liste impressionnante de motifs de victimisation dans lequel le pouvoir russe n'a qu'à piocher pour justifier son action.

Moscou n'est clairement pas dans une logique expansionniste, mais bien dans une logique défensive. Ce constat n'empêche nullement de condamner l'état de la démocratie russe, les fraudes massives ayant porté et maintenu Vladimir Poutine au pouvoir, sa brutalité en Tchétchénie ou encore son emploi des armes dans le séparatisme et la protection de régimes fantoches en Ossétie du sud et en Abkhazie depuis 2008. Il s'agit simplement de dépasser l'ethnocentrisme occidental et de dresser un simple constat avec un minimum de recul et d'honnêteté.

A savoir que :
1) La situation actuelle n'oppose pas de gentils européens à de méchants russes, mais un axe OTAN/UE en pleine expansion depuis plus de vingt ans à une Russie acculée et désormais dos au mur. En résulte donc que la situation dramatique actuelle était aussi prévisible qu'évitable.

2) Si les Ukrainiens n'ont rien à gagner d'une confrontation par théâtre interposé sur leur sol, les Européens occidentaux n'ont de leur côté rien à gagner à s'aliéner une puissance russe de facto européenne.

Jérémie Fabre

Sources utilisées :

• Marc Semo, « Ukraine : où Poutine s’arrêtera-t-il ? », Libération, 14 avril 2014.

• « Où s’arrêtera Poutine ? », Direct Matin, 19 mars 2014.

• Olivier Zajec, « L’obsession antirusse », Le Monde diplomatique, avril 2014.

• Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?, diploweb.com, 3 novembre 2013.

• Anne-Cécile Robert, « Plus atlantiste que moi... », Le Monde diplomatique, avril 2014.

• Walden Bello et Shea Cunningham, « De l’ajustement structurel en ses implacables desseins », Le Monde diplomatique, septembre 1994.

• Pierre Souchon, « Evangélistes de Bruxelles dans les campagnes roumaines », Le Monde diplomatique, février 2014.

• Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Ukraine, d’une oligarchie à l’autre », Le Monde diplomatique, avril 2014.

• « « Là-bas si j’y suis » : avril 2014 », Le Monde diplomatique, 2 avril 2014.

• Elsa Tulmets, « La Politique européenne de voisinage à la recherche d'un nouveau souffle », Questions internationales, n°66, mars-avril 2014.

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