vendredi 18 juillet 2014

Bombardements à Gaza, festival d'hypocrisie en France et aux Etats-Unis

Réagissant au communiqué de François Hollande faisant savoir qu'il « appartenait au gouvernement israélien de prendre toutes les mesures pour protéger sa population », un « vieux routier du Quai d'Orsay » fait part de son incompréhension à Claude Angeli, du Canard enchaîné : « personne n'ignore les fortes sympathies du Président et de Manuel Valls à l'égard d'Israël. Mais de là à accorder un chèque en blanc à Netanyahou et à engager ainsi la France, il y a tout de même une marge. »

L'appareil diplomatique français semble lui-même « colonisé » par d'influents pro-israéliens, à l'image de Jacques Audibert (patron de la cellule diplomatique de l'Elysée), Emmanuel Bonne (conseiller pour l'Afrique du nord et le Moyen-Orient) et Gérard Araud (ambassadeur à Washington et ex-représentant de la France à l'Organisation des Nations unies). « Ni de droite ni de gauche, admiratifs des Etats-Unis, partisans des interventions militaires et de l’OTAN, obsédés par la "guerre contre le terrorisme" et contre l’islam, grands admirateurs d’Israël, ils s’incrustent au cœur de l’appareil d’Etat et garantissent la continuité de la diplomatie française, quel que soit le parti au pouvoir », observe Alain Gresh.

On peut aussi évoquer le cas du ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, VRP va-t-en-guerre d'Israël. Si bien qu'un « vieux socialiste » en conclut ironiquement que « l'entourage élyséen de François Hollande n'a rien fait pour calmer ses emballements pro-Netanyahou, bien au contraire ». Le directeur du renseignement à la DGSE François Sénémaud a même récemment dû demander à ses troupes d'éviter de rédiger des notes susceptibles de contredire les analyses de la cellule diplomatique de François Hollande ; ce qui montre bien l'aveuglement idéologique qui règne en haut lieu, et promet de belles bourdes à l'avenir.

Pour Alain Gresh, l'engagement atlantiste et pro-israélien de l'exécutif français s'inscrit dans la droite ligne de Nicolas Sarkozy, « en rupture avec un demi-siècle de diplomatie menée par Paris. On a assisté depuis dix ans, dans le plus grand silence, à un virage de la diplomatie française. Entamé à la fin du mandat de Jacques Chirac, il a été accentué par Nicolas Sarkozy et par François Hollande. Et il touche tous les domaines, pas seulement le conflit israélo-palestinien. Il s’est accompagné d’un effacement de la place de la France, qui ne fait plus entendre de voix singulière, si ce n’est, parfois, pour critiquer, "sur leur droite", les Etats-Unis. » En témoigne en outre la manière dont Paris favorise le départ des juifs français vers Israël, relevé en juin par le même auteur.

Malgré cette partialité manifeste pour Israël, un responsable de l’Elysée explique que la position de la France « reste fondée sur l’équilibre ». Une argumentation qui ne tient pas debout, comme le montre bien Alain Gresh : « Equilibre entre l’occupant et l’occupé ? Entre les quelque 200 morts palestiniens et les "zéro mort" côté israélien ? Quand le général de Gaulle critiquait l’agression israélienne de juin 1967, il ne faisait pas preuve d’équilibre. Quand les Etats européens réunis à Venise en 1980 demandaient le droit à l’autodétermination des Palestiniens et à un dialogue avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ils ne faisaient pas preuve d’équilibre. Quand Jacques Chirac s’indignait, lors de sa fameuse visite à Jérusalem en 1996, du comportement des troupes d’occupation, il ne faisait pas preuve d’équilibre. Cette notion d’équilibre est souvent mise en avant par les médias, mais il est curieux qu’elle ne le soit que pour le conflit israélo-palestinien : ni sur l’Ukraine, ni sur la Syrie, ni sur la plupart des autres crises, les journalistes n’invoquent l’équilibre ; pourquoi le font-ils seulement sur la Palestine ? Rappelons que le rôle des journalistes n’est pas d’être équilibrés, mais d’expliquer les faits, d’expliquer les réalités. »

Sur le traitement médiatique du conflit en France, Julien Salingue explique pour Acrimed que « le biais principal, qui en conditionne bien d’autres, consiste à traiter sur un pied d’égalité un État doté d’institutions stables, d’une économie moderne et comparable à celle des pays occidentaux, d’une armée parmi les plus puissantes et les plus équipées au monde et, d’autre part, un peuple qui ne possède ni État, ni économie viable, ni armée régulière. Ce pseudo-équilibre entretient l’illusion d’un "conflit" entre deux entités qui seraient quasi-équivalentes, alors que ce n’est évidemment pas le cas. (...) traiter sur un pied d’égalité un État qui, au regard du droit international, est une puissance occupante – et est régulièrement condamnée comme telle – et un peuple en lutte depuis des décennies pour la satisfaction de ses droits nationaux – consacrés par les résolutions de l’ONU – entretient l’illusion d’un « conflit » entre deux « parties » dont la légitimité, du point de vue du droit, serait quasi-équivalente, alors que ce n’est évidemment pas le cas. »

A cela s'ajoute - entre autres - le triple biais de décontextualisation, de la déshistorisation et de la dépolitisation du conflit, symptômes du « syndrome de Tom et Jerry » : « Tom et Jerry, célèbres personnages de dessins animés, sont en conflit permanent. Ils se courent après, se donnent des coups, construisent des pièges, se tirent parfois dessus et, quand ils semblent se réconcilier, sont en réalité en train d’élaborer de nouveaux subterfuges pour faire souffrir l’adversaire. Le spectateur rit de bon cœur, mais il reste dans l’ignorance : il ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive. Dans le traitement médiatique dominant, Israël et les Palestiniens ressemblent, à bien des égards, à Tom et Jerry, accumulant les "attaques", les "ripostes" et autres "représailles", sans que l’on sache trop pourquoi. La couverture se focalise sur l’enchaînement des événements "spectaculaires", sans questionner et expliciter les causes profondes ou les dynamiques à long ou moyen terme. »

Et aux Etats-Unis ?

L'offre de médiation du président américain a été brutalement rejetée par le Premier ministre israélien. D'après Elie Barnavi, ex-ambassadeur d'Israël à Paris, Barack Obama n'a pas les moyens politiques de forcer la main à Benyamin Netanyahou car il est « coincé par son Congrès et par le lobby juif aux Etats-Unis » (L'Opinion, 28 avril). Une situation que le gouvernement israélien comprend parfaitement, au point d'ignorer les efforts américains dans les négociations pour trouver un accord de paix, et même d'insulter publiquement John Kerry, sans réaction particulière de la part des américains (à ce sujet, lire : Alain Gresh, « Pourquoi les négociations au Proche-Orient échouent toujours », Le Monde diplomatique, juin 2014). 

Deux scandales médiatiques ont retenu l'attention outre-Atlantique, nous apprend Alex Kane dans le numéro de juillet/août d'Extra! de Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR).
Le gouverneur du New Jersey Chris Christie s'est rendu à Las Vegas fin mars pour s'assurer le soutien du magnat des casinos Sheldon Adelson, un milliardaire de droite et pro-israélien qui est récemment devenu le premier contributeur du Parti républicain. Pendant son discours devant un congrès de la Republican Jewish Coalition, Christie a essayé d'impressionner l'homme sur qui il compte pour l'aider à gagner son ticket pour la Maison Blanche :
 « J'ai fait un tour en hélicoptère au dessus des Territoires occupés, et j'ai alors personnellement ressenti l'incroyable menace militaire auquel fait face Israel. » Mais, plutôt que de souligner ses qualifications en matière de politique étrangère auprès de la RJC, l'utilisation de Christie du terme « Territoires occupés » a déclenché un tollé dans un public qui ne considère pas que la présence militaire d'Israël en Palestine relève de l'occupation.
 Un tollé complaisamment relayé par les médias américains, comme NPR (31/3/2014), Associated Press (30/3/2014), ou encore le Washington Post (1/4/2014), faisant passer pour une opinion comme une autre, une croyance totalement fausse, puisque utiliser le terme « Territoires occupés » pour désigner les enclaves palestiniennes grouillant de soldats israéliens est parfaitement justifié. Le terme « occupation » est un terme officiellement accepté, s'appliquant à toute situation où une armée exerce le contrôle effectif d'un territoire sur lequel elle n'a pas ce titre. Même le Département d'Etat des Etats-Unis, qui n'est pourtant pas une place forte anti-israélienne, utilise ce terme.

Comme le rappelle Benjamin Barthe du Monde« l’occupation de la bande de Gaza, contrairement à ce qu’affirme Israël, n’a pas pris fin avec le départ du dernier de ses soldats, le 11 septembre 2005. Comme le rappelle opportunément l’ONG israélienne Gisha sur son site Internet, l’Etat hébreu continue de contrôler des pans entiers de la vie des Gazaouis : le registre d’état civil, les eaux territoriales, l’espace aérien et l’unique terminal commercial. (…) De cet état de fait, la plupart des experts en droit international ont conclu que la bande de Gaza est toujours sous occupation. C’est la position officielle des Nations unies. Un tel statut requiert de l’occupant qu’il assure le « bien-être » de la population occupée. Mais à ces obligations, Israël s’est constamment soustrait. Grâce au renfort de l’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, farouchement hostile au Hamas, et à l’apathie de la communauté internationale, le bouclage de Gaza s’est même aggravé. Selon le bureau des statistiques palestinien, le taux de chômage pour les jeunes de 15 à 29 ans y a atteint 58 % durant le premier semestre de cette année. 70 % de la population dépend des distributions d’aide humanitaire pour sa survie ».

Un mois plus tard, les Américains ont droit au même genre de gag médiatique. Cette fois, c'est le Secrétaire d'Etat John Kerry qui en est à l'origine, dans un discours devant la Commission Trilatérale, le rendez-vous préféré de l'élite mondiale. Le discours de John Kerry sonne comme un avertissement à Israel, s'il ne permet pas la création d'un Etat palestinien : « La solution à deux Etats est clairement la seule alternative. Car, avec un seul Etat, on aboutit soit à un Etat d'apartheid avec des citoyens de second rang, soit à un Etat qui ruine la capacité d'Israël d'être un Etat juif ».

C'est ici l'utilisation du mot « apartheid » qui a déclenché le tollé médiatique, de Fox News (29/4/2014) à MSNBC.com (29/4/2014), ou encore CNN (29/4/2014), alors même qu'il est employé dans un registre hypothétique.

De plus, l'apartheid a été défini par le statut de Rome de 2002, comme un système où des actes inhumains sont commis par un groupe racial contre un autre groupe racial dans le contexte d'un régime institutionnalisé d'oppression et de domination systématique. Or, la Cisjordanie comprend deux systèmes de lois et de routes, un pour les juifs, l'autre pour les Palestiniens, comprenant des centaines de check-point militaires ; et les colons se voient dotés de privilèges refusés aux Palestiniens. Gaza est soumise à un blocus depuis 2007, tandis que les Arabes israéliens subissent des discriminations systématiques, comme les lois qui empêchent les non-juifs de vivre dans de petites communautés, ou celles qui empêchent le regroupement familial si l'un des époux vit dans les Territoires occupés. Il existe un statut "spécial" pour les Palestiniens de Jérusalem Est qui est occupée, des pans entiers de la Cisjordanie sont déclarés zone militaire ou parcs naturels (et donc interdits aux Palestiniens), certains bus sont interdits aux Palestiniens et des mur scindent en deux des villages palestiniens. En outre, les Palestiniens subissent des réquisitions de terres et des expulsions, des campagnes d’arrestations, des attaques menées par les colons et des périodes de couvre-feu. Plus de 5 000 prisonniers politiques sont détenus par Israël, et plusieurs millions de réfugiés palestiniens vivent dans des camps.

Desmond Tutu, militant sud-africain de la lutte contre l'apartheid, et qui n'est donc pas le moins bien placé pour en parler, a d'ailleurs comparé la situation des Palestiniens aujourd'hui à celle des noirs pendant l'apartheid sud-africain.

Les médias américains se sont donc insurgé contre l'usage d'un mot au conditionnel, alors qu'il s'applique dès aujourd'hui à la politique israélienne. Il est d'ailleurs intéressant de voir que cette indignation infondée s'est aussi répandu dans les médias français. En effet, RFI évoque un John Kerry « très frustré », Europe 1 parle de « mots qui fâchent », et l'impayable quotidien de Serge Dassault, Le Figaro, parle de « bourde » et  de « fausse note ».


Jérémie Fabre

Sources utilisées :

• Claude Angeli, « Cafouillages élyséens face aux bombardements de Gaza », Le Canard enchaîné, 16 juillet 2014.

• Alain Gresh, « Hollande-Fabius, les errements de la diplomatie française », Nouvelles d'Orient, Les blogs du Diplo, 15 juillet 2014.

• Gareth Porter, « Lavrov Reveals Amended Draft Circulated at “Last Moment” », Inter Press Service, 15 novembre 2013.

• Alain Gresh, « Comment Paris favorise le départ des juifs français vers Israël », Nouvelles d'Orient, Les blogs du Diplo, 16 juin 2014.

• Julien Salingue, «Offensive israélienne contre Gaza : les partis pris du traitement médiatique  », Acrimed, 18 juillet 2014.

• Alain Gresh, « Pourquoi les négociations au Proche-Orient échouent toujours », Le Monde diplomatique, juin 2014).

• Alex Kane, « Spinning Away Israel 'Gaffes' », Extra!, vol. 27, n°7, juillet/août 2014.

• Benjamin Barthe, « Israël-Gaza : pourquoi l’histoire se répète », Le Monde, 15 juillet 2014.

• Olivier Boiral, « Pouvoirs opaques de la Trilatérale », Le Monde diplomatique, novembre 2003.

1 commentaire:

  1. Merci pour cette analyse à chaud, du traitement médiatique, réservé aux bombardements que subissent les palestiniens.

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