En juillet 2014, l'association des Amis du Monde diplomatique organisait un concours d'articles pour les étudiants, dont le gagnant devait être publié dans l'édition de novembre 2014 du journal. L'article gagnant est « La prison hors les murs : l'alternative oubliée » de Sarah Perrussel et Léa Ducré, à qui je transmets toutes mes félicitations. Voici, ci-dessous, ma contribution à ce concours. Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont pris la peine de répondre à mes questions (ils se reconnaîtront), sans qui rien n'aurait été possible.
Parmi
ses critiques du documentaire Les
Nouveaux Chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, l’éditorialiste
Franz-Olivier Giesbert a, contre toute attente, soulevé un point intéressant :
« Il y a quand même une réalité numérique
complètement dingue, il y a des trucs qui existent qui sont extrêmement
puissants. Par exemple du côté d’Alain Soral, on n’aime pas en parler,
évidemment, parce que ça nous gêne tous, mais c’est énorme et ça ne se voit
pas. (…) Les sensibilités
différentes, on les retrouve sur Internet. (…) Quelqu’un de critique, avec rien, peut s’exprimer, peut se développer,
peut avoir un impact considérable. (…)
On fait comme si on était dans les années 1960 ou 1950, avec des grands
journaux qui décident du haut de leur magistère. Ces grands journaux ils ont
tous d’énormes problèmes, ils sont en difficulté (1).
»
Le
classement des sites Internet français produit par Alexa.com (2) réserve
en effet quelques surprises. On y voit notamment le site Egalité et
Réconciliation d’Alain Soral (207e) dépasser de plus de quarante
places celui de La Tribune (250e) ou de Mediapart
(259e). Déjà fort médiatisé (3) , cet
exemple est cependant battu à plate couture par une autre forme bien plus
discrète de politisation en ligne : les forums de discussion.
C’est à
la 23e place, soit quelques places seulement derrière les meneurs de
l’information française en ligne que sont Le
Monde (14e), L’Équipe
(15e) et Le Figaro (16e),
qu’on trouve le plus populaire des sites de forums de discussion francophones :
Jeuxvideo.com.
« Un
nid de guêpes »
Pour M.
Gwendal Lerat, gestionnaire de communauté pour le site, « les forums sont une source de trafic majeure pour Jeuxvideo.com, puisque
c'est actuellement la rubrique la plus
consultée. » Si les espaces de discussions générales ou touchant au jeu
vidéo y sont fondamentaux, « on parle
tout de même de plusieurs milliers de messages par jour, sur la grosse dizaine de forums qui traitent de
sujets sérieux, le plus populaire étant le forum Actualités. »
Ce
succès n’a pas échappé aux partis politiques. « Je fais beaucoup de propagande politique car j'ai très vite compris
le potentiel immense d'Internet pour faire passer nos idées à moindre frais,
confie un usager régulier du forum, encarté au Front national (FN), les forums bla-bla sont considérés comme les
plus actifs de France avec une population jeune, l'endroit idéal pour tracter
virtuellement. » En mars 2014, le magazine GQ relevait les propos de David Rachline, chargé de la campagne du
FN sur Internet : « On a une équipe
de vingt bénévoles qui participent activement aux discussions politiques sur
les forums comme Jeuxvideo.com ou le Figaro.fr. Ils ne sont pas directement
sous notre autorité mais portent notre parole ».
Si,
pour M. Lerat, il s’agit d’un « phénomène
minoritaire (…) ayant peu de chance
de fonctionner », un modérateur bénévole préfère parler de « nid de guêpes » dont personne ne
voudrait vraiment avoir à s'occuper. « On
se rend bien compte qu'il y a des enjeux qui dépassent largement la
"modération d'un forum Internet" et que les noyaux durs de ces
groupes extrémistes (très variés, j'insiste là-dessus) ont trop à perdre pour
laisser un "simple modérateur" leur mettre des bâtons dans les roues
dans un vivier aussi fertile idéologiquement ». Harcèlement, menaces d'agression, menaces de
mort, « la seule chose à faire c'est de déposer
une main courante et laisser les gens passer à autre chose. »
Les
modérateurs des espaces de discussion en ligne sont généralement des usagers
comme les autres mais volontaires, désignés par l’administration après un vote
de la communauté, afin de « passer
un coup de balai ». Il s’agit donc dans l’immense majorité de bénévoles, un
statut qui peut impliquer un turnover
important. Certains « acceptent la
modération pour "voir" ou pour s'amuser, généralement ils ne restent
pas actifs bien longtemps, ils finissent par se lasser et abandonner face aux
diverses pressions que nous pouvons subir. » Ce système permet
cependant une certaine liberté, comme le rappelle M. Lerat : « c'est aussi ce qui permet à chaque
forum d'affirmer sa "ligne éditoriale" en fonction de ce que souhaite
la communauté, notamment par le choix de leur règlement. »
« Ce
pays n’a jamais été aussi à droite »
Il
suffit de parcourir quelques heures les différents forums d’actualités sur la Toile
francophone pour se rendre compte de la forte domination quantitative de la
droite nationaliste et réactionnaire. Un constat partagé avec contentement par
un usager se réclamant de cette dernière, qui juge son point de vue « largement majoritaire sur Internet,
largement sous-représenté en comparaison dans les médias généralistes. (…) au-delà d’Internet, toute la France se
rapproche des idées réactionnaires. Ce pays n’a jamais été aussi à
droite. »
Le
rejet des médias institutionnels est patent sur les forums d’actualités en
ligne, fonctionnant comme des revues de presse. Et pas seulement à l’extrême
droite. « Bourrés aux subventions,
en crise, en grande partie possédés par des capitaux privés ; je n’ai
guère confiance en la "propagande officielle" », s’exclame un usager se réclamant de l’anarchisme.
Pour un autre utilisateur, le système
médiatique « est là pour aiguiller
les esprits. Il tient le rôle que le clergé a tenu durant les siècles de
domination aristocratique. » Dans «
les milieux nationalistes, on les appelle les "merdias" »,
ajoute le militant FN. Quand on
leur demande quelles sont leurs sources d’information, une seule réponse fait
largement consensus : « Internet ».
Ce
désaveu des médias est encore plus sensible parmi les usagers proches d’Alain
Soral, si bien qu’ils refusent systématiquement d’être approchés par un
journaliste. Une attitude qui tranche clairement avec celle des sympathisants
du FN, qui ont tous répondu avec enthousiasme. La défiance vis-à-vis des médias
institutionnels, totale du côté d’Egalité et Réconciliation, est très
intéressée du côté du FN. Il y a donc plus qu’une simple « nuance de brun »
entre ces deux groupes, tous deux classés à l’extrême droite.
Autre
groupe très présent sur les forums de discussion en ligne : les libéraux.
Sans surprise, ces derniers sont à peu de chose près les seuls satisfaits de la
politique de M. Manuel Valls (qui devrait « faire
du Renzi (4) », selon un usager libéral), de
l’Union européenne (« une bonne
chose, car elle garantit un marché
libre, intégré, concurrentiel et a fait sauter nombre de corporations, [privilégiant]
le droit sur la politique ») ou encore des sondages, qui « reflètent souvent bien l'état de
l'opinion française ». Les libéraux se réfèrent constamment au site
Contrepoints.org, hébergeant des articles aussi enrichissants que « "les OGM sont un bienfait pour
l’humanité" », « Le PS
français enfin en train de faire son aggiornamento ? » ou trouvant
trop conciliant avec le gouvernement français les conclusions d’un rapport de
la Heritage Foundation (5).
« Un
mode de pensée particulier à Internet »
Si
certains groupes politiques et idéologiques sont omniprésents sur les espaces
de discussion en ligne, leur domination semble avoir des limites. « Un forum de discussion est régit par
une sorte de sélection naturelle, explique M. Lerat. Un sujet de discussion ne pourra s'alimenter que si les internautes
trouvent un intérêt à y répondre. Or, une personne souhaitant imposer une
vision – et ce quelle que soit la cause défendue – sera très rapidement mise de
côté, voire moquée ». Mais quid
de l’omniprésence de faits divers décontextualisés sur ces forums fonctionnant
comme des revues de presse ? Peut-on vraiment balayer leur impact sur une
jeunesse souvent en plein processus de politisation, alors qu’ils sont déjà en
augmentation constante dans les médias institutionnels (6) ?
Pour un
modérateur d’un forum d’actualités, les usagers fréquentent ces derniers quotidiennement
« parce qu'ils sont dans la
"chicane" (…), ils aiment
le conflit et la contradiction (…),
certains développent un voyeurisme malsain ou certaines monomanies, on est très
loin du forumeur lambda qui a des centres d'intérêts "normaux". Quand
vous voyez une belle collection de faits divers ayant pour thématique les
violences sexuelles, tous postés par le même pseudo évidemment, vous vous
demandez un petit peu quel est son intérêt. (…) Ceux qui restent ne sont pas forcément les plus honnêtes. » Pire encore,
« on tombe vraiment très bas quand
on constate que certains se font violence eux-mêmes juste pour tenter de se
faire passer pour des victimes par la suite, il y a eu quelques cas comme ça
d'individus alimentant plusieurs pages et s'insultant eux-mêmes avant de se
répondre sous d'autres pseudos. (…) On
ne le répètera jamais assez, sur Internet les gens ne sont pas forcément ce
qu'ils disent être. »
A
l’opposé de cette vision catastrophiste, des usagers des forums d’actualités en
ligne y voient « un espace de partage, de débat et d’expression à la portée de
tous », où on « prend
plaisir à se confronter, mais aussi à partager des arguments construits entre
forumeurs. » Si bien que, pour un autre utilisateur, « on finit par adopter un mode de
pensée particulier à Internet et on retrouve donc souvent ses propres
conclusions dans des posts écrits par d'autres. » Le constat est sans
appel : « la liberté d'opinion
sur les forums de discussion en ligne,
et sur Internet en général, est beaucoup plus présente que dans le monde
réel. »
Un
optimisme des habitués qui s’accommode de l’intense propagande des groupes les
plus motivés (qu’ils soient nationalistes, réactionnaires, libéraux, sionistes,
antisionistes, islamistes…) et de la piètre qualité générale des débats (« souvent, on est plus dans du débat de
comptoir de PMU que dans du vrai débat
enrichissant »), comme s’il
s’agissait du prix de la liberté.
La
plupart des utilisateurs des espaces de discussion politique y sont arrivés via
d’autres forums hébergés sur les mêmes sites, mais traitant de sujets plus
légers, comme le cinéma, le jeu vidéo, la musique, le sport… « Je me suis connecté pour la première
fois sur ce site début 2010, pour parler de football (…). Après 4 ans ici je discute surtout de
politique et d’actualités. »
Ces
forums brassent une population jeune et en pleine politisation, à la recherche
du meilleur moyen de s’informer et de débattre à l’heure d’Internet et de la
défiance généralisée à l’égard des politiques et des médias. Une nouvelle forme
de « cyber militants » s’y déploie, bien souvent au risque de « confondre les personnes qu’ils
peuvent contacter le plus commodément avec celles qui auraient le plus intérêt
à rejoindre leur combat (7) ».
Ces espaces en ligne constituent de fait un laboratoire de la jeunesse
politisée francophone, un aperçu des rapports de force à venir ; où la
gauche peine d’autant plus à se faire entendre qu’un de ses supposés représentants est au pouvoir.
« En fait, je trouve que les forums (…)
reflètent très bien la dégradation du débat public et politique, le manque de
réflexion et de perspective des intervenants, ainsi qu’une communautarisation
de la France,
confie un usager se définissant comme réactionnaire. Nous sommes des témoins privilégiés de l’éclatement de la France et des
prémices de la guerre civile. »
Jérémie
Fabre
(1)
« Médias, politiques, le même discrédit ? », LCP, 4 mai 2014.
(2)
Basé sur la moyenne journalière de visiteurs et de pages vues dans le dernier
mois, consulté en juillet 2014.
(3)
Lire : Evelyne Pieiller, « Les embrouilles idéologiques de l’extrême
droite », Le Monde diplomatique,
octobre 2013.
(4)
Lire : Raffaele Laudani, « Matteo Renzi, un certain goût pour la
casse », Le Monde diplomatique,
juillet 2014.
(5)
Lire : Serge Halimi, « Les "boîtes à idées" de la droite
américaine », Le Monde diplomatique,
mai 1995.
(6)
Voir « Les faits divers dans les JT : toujours plus », INA Stat
n°30, juin 2013.
(7)
Lire : Serge Halimi, « Internet, entre émancipation et marchandisation », Manière de voir, n°122, avril-mai 2012.
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